Poèmes de ‘Masson, Armand (1857-1920)’

Armand Masson, Le gueux aux roses

Tuesday, March 1st, 2016

Le gueux aux roses

À Georges d’Esparbès

I

J’aime les vieux romans et les contes de fées
Où combattent les preux au son des olifants,
Où le bon chevalier se couvre de trophées,
Épouse la princesse et fait beaucoup d’enfants.

Je guerroie avec eux ; avec eux je pourfends
Les Stryges du jardin, de vipères coiffées,
Et je m’assieds avec mes héros triomphants
Aux festins servis par des nymphes dégrafées.

– Ainsi, maigre poète aux coudes anguleux,
Je chemine à travers les Édens fabuleux,
Loin de ce monde, et loin des écœurantes proses :

Je parfume ma vie aux rêves du passé,
Comme ce gueux qu’un jour j’ai vu, près d’un fossé,
Qui mangeait son pain sec en respirant des roses.

II

L’homme avait dû marcher longtemps ; il était vieux,
Parcheminé, le chef branlant, le dos en voûte.
Sur le bord du chemin, il cassait une croûte,
Près d’une source claire au gazouillis joyeux.

Il tenait dans ses doigts un bouquet d’églantine :
Assis, le cul dans l’herbe, il mordait son pain noir
Avec tant d’appétit que je voulus savoir
Ce qu’il avait de bon sur sa maigre tartine.

Je n’étais qu’un enfant : « Tu ne comprendras pas,
Mais qu’importe, dit-il, avec un bon sourire…
Vois-tu, quand on est gueux et qu’on n’a rien à frire,
Il est encor moyen de faire un bon repas.

Si pénible que soit la route où l’on chemine,
Il est des coins ombreux et des buissons fleuris :
Cueille en passant les fleurs ; c’est déjà ça de pris
Pour la mauvaise étape et les jours de famine.

Compose ton bouquet et choisis tes parfums.
L’hiver venu, – plus tard tu comprendras ces choses ! –
On mange son pain sec en respirant les roses
Des paradis perdus et des printemps défunts. »

du recueil “Pour les quais” (1905)