Poèmes de ‘Goudezki, Jean (1866-1934)’

Jean Goudezki, Impressions de dimanche

Tuesday, March 1st, 2016

Impressions de dimanche

Le dimanche, je rencontre sur mon chemin
Des couples de bourgeois qui traînent par la main
Ou poussent devant eux de petites victimes,
Produit de leurs amours graves et légitimes,
Et qui vont prendre l’air, lentement, quelque part.

Mais j’en rencontre aussi qui n’ont point de poupard,
Soit que leur prévoyance ou l’ingrate nature
Leur aura refusé toute progéniture,
Ou que Dieu n’aura pas béni leur union.
– Je crois que c’est plutôt là leur opinion. –

Le bourgeois, a-t-on dit souvent, à la légère,
Est solennel et gras et bête. On exagère.
Ces gens sont tantôt gras, tantôt maigres, tantôt
Bons enfants comme des petits rois d’Yvetot –
Ou graves, tels des présidents de République – ;
On en trouve d’intelligents, quand on s’applique,
Comme il est vrai, d’ailleurs, que l’on m’en a cité
De remarquables pour leur imbécillité.

Or, parfois rafraîchis d’un peu de limonade,
Ils feront des kilomètres de promenade,
Les femmes s’épongeant le front, et les maris
Détaillant savamment les quartiers de Paris,
Jugeant les monuments, leurs moellons et leurs briques,
Récitant à propos quelques mots historiques,
Tout en recommandant aux petits derniers nés
De ne pas se fourrer tant les doigts dans le nez.

Leur conversation, comme on pourrait le croire,
N’est pas du tout méprisable ni dérisoire,
Car on apprend, à les ouïr discrètement,
Ce qu’on ferait si l’on était gouvernement ;
Ça vous repose un peu des grands mots, des grands gestes,
D’entendre ces petits bourgeois, doux et modestes,
Aussi tranquillement qu’on découpe un rôti,
Guillotiner ceux qui ne sont pas du Parti,
Et, sans vous enfermer dans un tas de dilemmes,
Trancher du premier coup les plus graves problèmes.

Et cela peut instruire un peu les auditeurs
Car, en somme, tous ces gens-là sont électeurs.

Quand ils ont bien marché, longtemps – ça fortifie –
Ils font un demi-tour, avec philosophie.
Piétons lassés, parmi le train des huit-ressorts,
Alors fatalement ils comparent leurs sorts
À celui de ces gros bonnets pleins de galettes,
Et des créatures qui se paient des toilettes
On sait comment, un tas d’inutiles vauriens
Qu’on salue à deux mains et qui ne fichent rien,
Tandis qu’eux passent leurs existences chagrines
À vendre honnêtement de fausses margarines.

Puis, ils rentrent chez eux « pas fâchés de s’asseoir »,
En pensant que leurs fidèles moitiés, ce soir,
Vont mettre, avec amour, dans le nid de l’alcôve,
Des baisers édentés sur leur front moite et chauve.

du recueil “Chansons de lisière” (1894)