Poèmes de ‘Anthologie permanente’

Armand Masson, Le gueux aux roses

Tuesday, March 1st, 2016

Le gueux aux roses

À Georges d’Esparbès

I

J’aime les vieux romans et les contes de fées
Où combattent les preux au son des olifants,
Où le bon chevalier se couvre de trophées,
Épouse la princesse et fait beaucoup d’enfants.

Je guerroie avec eux ; avec eux je pourfends
Les Stryges du jardin, de vipères coiffées,
Et je m’assieds avec mes héros triomphants
Aux festins servis par des nymphes dégrafées.

– Ainsi, maigre poète aux coudes anguleux,
Je chemine à travers les Édens fabuleux,
Loin de ce monde, et loin des écœurantes proses :

Je parfume ma vie aux rêves du passé,
Comme ce gueux qu’un jour j’ai vu, près d’un fossé,
Qui mangeait son pain sec en respirant des roses.

II

L’homme avait dû marcher longtemps ; il était vieux,
Parcheminé, le chef branlant, le dos en voûte.
Sur le bord du chemin, il cassait une croûte,
Près d’une source claire au gazouillis joyeux.

Il tenait dans ses doigts un bouquet d’églantine :
Assis, le cul dans l’herbe, il mordait son pain noir
Avec tant d’appétit que je voulus savoir
Ce qu’il avait de bon sur sa maigre tartine.

Je n’étais qu’un enfant : « Tu ne comprendras pas,
Mais qu’importe, dit-il, avec un bon sourire…
Vois-tu, quand on est gueux et qu’on n’a rien à frire,
Il est encor moyen de faire un bon repas.

Si pénible que soit la route où l’on chemine,
Il est des coins ombreux et des buissons fleuris :
Cueille en passant les fleurs ; c’est déjà ça de pris
Pour la mauvaise étape et les jours de famine.

Compose ton bouquet et choisis tes parfums.
L’hiver venu, – plus tard tu comprendras ces choses ! –
On mange son pain sec en respirant les roses
Des paradis perdus et des printemps défunts. »

du recueil “Pour les quais” (1905)

Jean Goudezki, Impressions de dimanche

Tuesday, March 1st, 2016

Impressions de dimanche

Le dimanche, je rencontre sur mon chemin
Des couples de bourgeois qui traînent par la main
Ou poussent devant eux de petites victimes,
Produit de leurs amours graves et légitimes,
Et qui vont prendre l’air, lentement, quelque part.

Mais j’en rencontre aussi qui n’ont point de poupard,
Soit que leur prévoyance ou l’ingrate nature
Leur aura refusé toute progéniture,
Ou que Dieu n’aura pas béni leur union.
– Je crois que c’est plutôt là leur opinion. –

Le bourgeois, a-t-on dit souvent, à la légère,
Est solennel et gras et bête. On exagère.
Ces gens sont tantôt gras, tantôt maigres, tantôt
Bons enfants comme des petits rois d’Yvetot –
Ou graves, tels des présidents de République – ;
On en trouve d’intelligents, quand on s’applique,
Comme il est vrai, d’ailleurs, que l’on m’en a cité
De remarquables pour leur imbécillité.

Or, parfois rafraîchis d’un peu de limonade,
Ils feront des kilomètres de promenade,
Les femmes s’épongeant le front, et les maris
Détaillant savamment les quartiers de Paris,
Jugeant les monuments, leurs moellons et leurs briques,
Récitant à propos quelques mots historiques,
Tout en recommandant aux petits derniers nés
De ne pas se fourrer tant les doigts dans le nez.

Leur conversation, comme on pourrait le croire,
N’est pas du tout méprisable ni dérisoire,
Car on apprend, à les ouïr discrètement,
Ce qu’on ferait si l’on était gouvernement ;
Ça vous repose un peu des grands mots, des grands gestes,
D’entendre ces petits bourgeois, doux et modestes,
Aussi tranquillement qu’on découpe un rôti,
Guillotiner ceux qui ne sont pas du Parti,
Et, sans vous enfermer dans un tas de dilemmes,
Trancher du premier coup les plus graves problèmes.

Et cela peut instruire un peu les auditeurs
Car, en somme, tous ces gens-là sont électeurs.

Quand ils ont bien marché, longtemps – ça fortifie –
Ils font un demi-tour, avec philosophie.
Piétons lassés, parmi le train des huit-ressorts,
Alors fatalement ils comparent leurs sorts
À celui de ces gros bonnets pleins de galettes,
Et des créatures qui se paient des toilettes
On sait comment, un tas d’inutiles vauriens
Qu’on salue à deux mains et qui ne fichent rien,
Tandis qu’eux passent leurs existences chagrines
À vendre honnêtement de fausses margarines.

Puis, ils rentrent chez eux « pas fâchés de s’asseoir »,
En pensant que leurs fidèles moitiés, ce soir,
Vont mettre, avec amour, dans le nid de l’alcôve,
Des baisers édentés sur leur front moite et chauve.

du recueil “Chansons de lisière” (1894)

Léon Gauthier-Ferrières, Durant cette guerre, affreuse et maudite…

Friday, November 27th, 2015

Durant cette guerre, affreuse et maudite,
Terré dans la nuit sans rien voir de beau,
Je vis dans les trous comme un troglodyte,
Le front sur la pierre et pieds dans l’eau.
Suis-je pas plutôt la taupe qui rampe
Que l’homme aspirant à l’azur qu’il voit ?
La boue est mon lit, la lune est ma lampe,
La poussière emplit ma maison sans toit.
Comme mon fusil, ma pipe est bouchée,
Je n’ai plus de feu même en amadou,
Et j’attends la mort dans quelque tranchée
Par un coup tiré nul ne saura d’où.
Pas de goutte à boire, aucun livre à lire,
À peine une lettre une fois par mois,
Moi qui, comme un Maître, ai porté la lyre,
Le fusil me pèse ainsi qu’une croix.
La journée on cuit, le soir on grelotte ;
La barbe vous gratte et la peau vous bout ;
Je suis devenu presque sans culotte,
Avec mes habits déchirés partout…

Delphine de Girardin, La nuit

Friday, October 23rd, 2015

La nuit

Voici l’heure où tombe le voile
Qui, le jour, cache mes ennuis :
Mon cœur à la première étoile
S’ouvre comme une fleur de nuit.

Ô nuit solitaire et profonde,
Tu sais s’il faut ajouter foi
À ces jugements que le monde
Prononce aveuglément sur moi.

Tu sais le secret de ma vie,
De ma courageuse gaieté ;
Tu sais que ma philosophie
N’est qu’un désespoir accepté.

Pour toi, je redeviens moi-même ;
Plus de mensonges superflus ;
Pour toi, je vis, je souffre, j’aime,
Et ma tristesse ne rit plus.

Plus de couronne rose et blanche,
Mon front pâle reprend son deuil,
Ma tête sans force se penche
Et laisse tomber son orgueil.

Mes larmes, longtemps contenues,
Coulent lentement sous mes doigts,
Comme des sources inconnues
Sous les branches mortes des bois.

Après un long jour de contrainte,
De folie et de vanité,
Il est doux de languir sans feinte
Et de souffrir en liberté.

Oh ! oui, c’est une amère joie
Que de se jeter un moment,
Comme une volontaire proie,
Dans les serres de son tourment ;

Que d’épuiser toutes ses larmes,
Avec le suprême sanglot,
D’arracher, vaincue et sans armes,
Au désespoir son dernier mot.

Alors la douleur assouvie
Vous laisse un repos vague et doux ;
On n’appartient plus à la vie,
L’idéal s’empare de vous.

On nage, on plane dans l’espace,
Par l’esprit du soir emporté ;
On n’est plus qu’une ombre qui passe,
Une âme dans l’immensité.

L’élan de ce vol solitaire
Vous délivre comme la mort ;
On n’a plus de nom sur la terre,
On peut tout rêver sans remords.

D’un monde trompeur rien ne reste,
Ni chaîne, ni loi, ni douleur ;
Et l’âme, papillon céleste,
Sans crime peut choisir sa fleur.

Sous le joug de son imposture,
On ne se sent plus opprimé,
Et l’on revient à sa nature
Comme à son pays bien-aimé.

Ô nuit, pour moi brillante et sombre,
Je trouve tout dans ta beauté ;
Tu réunis l’étoile et l’ombre,
Le mystère et la vérité.

Mais déjà la brise glacée
De l’aube annonce le retour ;
Adieu, ma sincère pensée ;
Il faut mentir… voici le jour.

du recueil “Poésies” (1860)

Georges Delaquys, La boue

Friday, August 28th, 2015

La boue

O boue, infâme boue, abominable boue,
Tes immondes crachats nous ont plâtré la joue ;
Glaise verdâtre ou fange glauque, nous avons
Chuté sur les méplats luisants de tes savons ;
Nous avons titubé, comme un verrat patauge
Dans sa mangeaille, au fond limoneux de cette auge ;
Tu nous as poursuivis comme une louve et nous,
Nous t’avons disputé des deux mains nos genoux.

De nos robustes ports, de nos vigueurs musclées
Et de notre stature alerte de soldats,
Tu as fait de longs blocs pesants, de mornes tas,
Où plus rien ne permet, hélas, qu’on reconnaisse
Ce qui fut notre mâle orgueil, notre jeunesse,
Notre mouvement libre et nos gestes normaux.

On criait : « En avant », et l’on ne partait pas,
Car l’ennemi n’était pas là-haut, mais en bas.
O boue, ignoble boue, inexorable boue !

Même au temps des lilas, des roses, des genêts,
Même au temps des lauriers, c’était toi qui venais
Dans la fidélité vorace de ta haine,
Toi qui rampais, montais du bas-fond de la plaine
Par dessus nos ferveurs, par delà nos drapeaux,
Et qui dans ta constance horrible et sans repos,
Courais, toujours mouvante et toujours affamée,
Comme une meute infâme aux jarrets de l’armée !