Delphine de Girardin, La nuit
La nuit
Voici l’heure où tombe le voile
Qui, le jour, cache mes ennuis :
Mon cœur à la première étoile
S’ouvre comme une fleur de nuit.
Ô nuit solitaire et profonde,
Tu sais s’il faut ajouter foi
À ces jugements que le monde
Prononce aveuglément sur moi.
Tu sais le secret de ma vie,
De ma courageuse gaieté ;
Tu sais que ma philosophie
N’est qu’un désespoir accepté.
Pour toi, je redeviens moi-même ;
Plus de mensonges superflus ;
Pour toi, je vis, je souffre, j’aime,
Et ma tristesse ne rit plus.
Plus de couronne rose et blanche,
Mon front pâle reprend son deuil,
Ma tête sans force se penche
Et laisse tomber son orgueil.
Mes larmes, longtemps contenues,
Coulent lentement sous mes doigts,
Comme des sources inconnues
Sous les branches mortes des bois.
Après un long jour de contrainte,
De folie et de vanité,
Il est doux de languir sans feinte
Et de souffrir en liberté.
Oh ! oui, c’est une amère joie
Que de se jeter un moment,
Comme une volontaire proie,
Dans les serres de son tourment ;
Que d’épuiser toutes ses larmes,
Avec le suprême sanglot,
D’arracher, vaincue et sans armes,
Au désespoir son dernier mot.
Alors la douleur assouvie
Vous laisse un repos vague et doux ;
On n’appartient plus à la vie,
L’idéal s’empare de vous.
On nage, on plane dans l’espace,
Par l’esprit du soir emporté ;
On n’est plus qu’une ombre qui passe,
Une âme dans l’immensité.
L’élan de ce vol solitaire
Vous délivre comme la mort ;
On n’a plus de nom sur la terre,
On peut tout rêver sans remords.
D’un monde trompeur rien ne reste,
Ni chaîne, ni loi, ni douleur ;
Et l’âme, papillon céleste,
Sans crime peut choisir sa fleur.
Sous le joug de son imposture,
On ne se sent plus opprimé,
Et l’on revient à sa nature
Comme à son pays bien-aimé.
Ô nuit, pour moi brillante et sombre,
Je trouve tout dans ta beauté ;
Tu réunis l’étoile et l’ombre,
Le mystère et la vérité.
Mais déjà la brise glacée
De l’aube annonce le retour ;
Adieu, ma sincère pensée ;
Il faut mentir… voici le jour.
du recueil “Poésies” (1860)